• La mort des artistes

     

     

    Combien faut-il de fois secouer mes grelots
    Et baiser ton front bas, morne caricature ?
    Pour piquer dans le but, de mystique nature,
    Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ?

    Nous userons notre âme en de subtils complots,
    Et nous démolirons mainte lourde armature,
    Avant de contempler la grande Créature !
    Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots !

    Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,
    Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront,
    Qui vont se martelant la poitrine et le front,

    N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole !
    C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
    Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau !

     

     

    Charles BAUDELAIRE


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  • Le fambeau vivant

     

     

    Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,
    Qu'un Ange très savant a sans doute aimantés ;
    Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
    Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

    Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
    Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
    Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
    Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

    Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
    Qu'ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil
    Rougit, mais n'éteint pas leur flamme fantastique ;

    Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
    Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
    Astres dont nul Soleil ne peut flétrir la flamme !

     

     

    Charles BAUDELAIRE  

     

     


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  • Une Martyre


    Au milieu des flacons, des étoffes lamées
    Et des meubles voluptueux,
    Des marbres, des tableaux, des robes parfumées
    Qui traînent à plis somptueux,

    Dans une chambre tiède où, comme en une serre,
    L'air est dangereux et fatal,
    Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre
    Exhalent leur soupir final,

    Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
    Sur l'oreiller désaltéré
    Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
    Avec l'avidité d'un pré.

    Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
    Et qui nous enchaînent les yeux,
    La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
    Et de ses bijoux précieux, Sur la table de nuit, comme une renoncule,
    Repose; et, vide de pensers,
    Un regard vague et blanc comme le crépuscule
    S'échappe des yeux révulsés.

    Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale
    Dans le plus complet abandon
    La secrète splendeur et la beauté fatale
    Dont la nature lui fit don;

    Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe,
    Comme un souvenir est resté;
    La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,
    Darde un regard diamanté.

    Le singulier aspect de cette solitude
    Et d'un grand portrait langoureux,
    Aux yeux provocateurs comme son attitude,
    Révèle un amour ténébreux,

    Une coupable joie et des fêtes étranges
    Pleines de baisers infernaux,
    Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges
    Nageant dans les plis des rideaux;

    Et cependant, à voir la maigreur élégante
    De l'épaule au contour heurté,
    La hanche un peu pointue et la taille fringante
    Ainsi qu'un reptile irrité,

    Elle est bien jeune encor! - Son âme exaspérée
    Et ses sens par l'ennui mordus
    S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée
    Des désirs errants et perdus?

    L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
    Malgré tant d'amour,assouvir,
    Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
    L'immensité de son désir?

    Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides
    Te soulevant d'un bras fiévreux,
    Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides
    Collé les suprêmes adieux?

    - Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
    Loin des magistrats curieux,
    Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
    Dans ton tombeau mystérieux;

    Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
    Veille près de lui quand il dort;
    Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
    Et constant jusques à la mort.


    Charles Baudelaire


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  • La muse malade


    Ma pauvre muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin ?
    Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
    Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
    La folie et l'horreur, froides et taciturnes.

    Le succube verdâtre et le rose lutin
    T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes ?
    Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin,
    T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes ?

    Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé
    Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,
    Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,

    Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
    Où règnent tour à tour le père des chansons,
    Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.


       Baudelaire, les Fleurs du Mal

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  • Réversibilité


    Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
    La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
    Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
    Qui compriment le coeur comme un papier qu'on froisse ?
    Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

    Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
    Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
    Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
    Et de nos facultés se fait le capitaine ?
    Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

    Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
    Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
    Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
    Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
    Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

    Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
    Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
    De lire la secrète horreur du dévouement
    Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
    Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

    Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
    David mourant aurait demandé la santé
    Aux émanations de ton corps enchanté ;
    Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
    Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !


    Baudelaire, les Fleurs du Mal

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