• Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

    Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
    Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
    Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
    Vivre entre ses parents le reste de son âge !

    Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
    Fumer la cheminée, et en quelle saison
    Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
    Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

    Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
    Que des palais Romains le front audacieux,
    Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

    Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
    Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
    Et plus que l'air marin la doulceur angevine.

                                        Les Regrets, Joachim du Bellay


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  • Danse macabre

    Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,
    Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
    Elle a la nonchalance et la désinvolture
    D'une coquette maigre aux airs extravagants.

    Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?
    Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
    S'écroule abondamment sur un pied sec que pince
    Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

    La ruche qui se joue au bord des clavicules,
    Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
    Défend pudiquement des lazzi ridicules
    Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.

    Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,
    Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
    Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
    O charme d'un néant follement attifé !

    Aucuns t'appelleront une caricature,
    Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
    L'élégance sans nom de l'humaine armature.
    Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !

    Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
    La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir,
    Éperonnant encor ta vivante carcasse,
    Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir ?

    Au chant des violons, aux flammes des bougies,
    Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
    Et viens-tu demander au torrent des orgies
    De rafraîchir l'enfer allumé dans ton cœur ?

    Inépuisable puits de sottise et de fautes !
    De l'antique douleur éternel alambic !
    A travers le treillis recourbé de tes côtes
    Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.

    Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
    Ne trouve pas un prix digne de ses efforts;
    Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie ?
    Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts !

    Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,
    Exhale le vertige, et les danseurs prudents
    Ne contempleront pas sans d'amères nausées
    Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

    Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
    Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ?
    Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?
    Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.

    Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
    Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :
    « Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
    Vous sentez tous la mort ! O squelettes musqués,

    Antinoüs flétris, dandys à face glabre,
    Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
    Le branle universel de la danse macabre
    Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !

    Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
    Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
    Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange
    Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.

    En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
    En tes contorsions, risible Humanité,
    Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
    Mêle son ironie à ton insanité ! »

                        Charles Baudelaire


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  • Le poète

        Je me souviens ce soir de ce drame indien
        Le Chariot d'Enfant un voleur y survient
        Qui pense avant de faire un trou dans la muraille
        Quelle forme il convient de donner à l'entaille
        Afin que la beauté ne perde pas ses droits
        Même au moment d'un crime
        Et nous aurions je crois
        À l'instant de périr nous poètes nous hommes
        Un souci de même ordre à la guerre où nous sommes

        Mais ici comme ailleurs je le sais la beauté
        N'est la plupart du temps que la simplicité
        Et combien j'en ai vu qui morts dans la tranchée
        Étaient restés debout et la tête penchée
        S'appuyant simplement contre le parapet

        J'en vis quatre une fois qu'un même obus frappait
        Ils restèrent longtemps ainsi morts et très crânes
        Avec l'aspect penché de quatre tours pisanes

        Depuis dix jours au fond d'un couloir trop étroit
        Dans les éboulements et la boue et le froid
        Parmi la chair qui souffre et dans la pourriture
        Anxieux nous gardons la route de Tahure

        J'ai plus que les trois cœurs des poulpes pour souffrir
        Vos cœurs sont tous en moi je sens chaque blessure
        Ô mes soldats souffrants ô blessés à mourir
        Cette nuit est si belle où la balle roucoule
        Tout un fleuve d'obus sur nos têtes s'écoule
        Parfois une fusée illumine la nuit
        C'est une fleur qui s'ouvre et puis s'évanouit

        La terre se lamente et comme une marée
        Monte le flot chantant dans mon abri de craie
        Séjour de l'insomnie incertaine maison
        De l'Alerte la Mort et la Démangeaison

     

     


                                                                                Guillaume Apollinaire

     

     


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